dimanche 22 mars 2015

Il mène sa vie :


Garry Winograd - Fort Worth, Texas - 1974


Savez-vous comme c'est simple un désir ? Se promener est un désir. Écouter de la musique, ou bien faire de la musique, ou bien écrire sont des désirs. Un printemps, un hiver sont des désirs. La vieillesse aussi est un désir. Même la mort. Le désir n'est jamais à interpréter, c'est lui qui expérimente. Alors on nous objecte des choses très fâcheuses. On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou a une conception de la fête (la révolution sera une fête...). On nous oppose ceux qui sont empêchés de dormir, soit du dedans, soit du dehors et qui n'en ont ni le pouvoir ni le temps ; ni la faculté de se promener, ni d'entrer en catatonie sauf à l’hôpital ; ou qui sont frappés d'une vieillesse, d'une mort terrible ; bref tous ceux qui souffrent. Nous disons tout au contraire : il n'y a de désir qu'agencé ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. Que chacun, groupe ou individu, construise le plan d'immanence où il mène sa vie et son entreprise, c'est la seule affaire importante. Hors de ces conditions vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible. Les organisations de formes, les organisations de sujet (l'autre plan) "impuissantent" le désir : elles le soumettent à la loi, elles y introduisent le manque. Si vous ligotez quelqu'un et que vous lui dîtes : "Exprime-toi camarade", il pourra dire tout au plus qu'il ne veut pas être ligoté. Telle est sans doute la seule spontanéité du désir : ne pas vouloir être opprimé, exploité, asservi, assujetti. Mais on n'a jamais fait un désir avec des non-vouloirs.
Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, 1996



Central Park, New York - 1968