dimanche 29 septembre 2013

Aller à tâtons en plein jour :




Quoi qu’il en soit, le premier pas vers la guérison, c’est de connaître la maladie ; et bien que la vérité soit difficile à trouver parce que, comme dit le philosophe, elle vit au fond d’un puits, cependant nous n’avons pas besoin, comme des aveugles, d’aller à tâtons en plein jour. J’espère qu’il me sera permis, après tant d’hommes beaucoup plus instruits, d’apporter ma faible offrande, puisqu’un spectateur est parfois meilleur juge de la partie que celui qui la joue. Mais je ne pense pas qu’un philosophe soit obligé de donner l’explication de tous les phénomènes de la nature, ou de se noyer avec Aristote, pour n’avoir pas été capable de résoudre le flux et le reflux de la marée, à la suite de cette fatale sentence qu’il porta contre lui-même : Quia te non capio, tu capies me. En quoi il fut tout à la fois le juge et le criminel, l’accusateur et le bourreau. Socrate, d’autre part, qui disait qu’il ne savait rien, fut proclamé par l’oracle l’homme le plus sage du monde.
Mais pour mettre fin à cette digression, je crois aussi clair qu’une démonstration d’Euclide, que la nature ne fait rien en vain ; si nous pouvions plonger dans ses secrètes profondeurs, nous verrions que le plus petit brin de gazon, ou l’herbe la plus méprisable, a son utilité particulière. Mais elle est principalement admirable dans ses plus menues productions ; le plus petit et le plus vil insecte révèle le plus l’art de la nature, si je puis m’exprimer ainsi, quoique la nature, qui se complaît dans la variété, doive toujours l’emporter sur l’art ; et comme le poète l’observe :

Naturam expellas furca licet, usque recurret.
Hor. Lib. I. Epist. X. J4. (Chassez le naturel il revient au galop)
Jonathan Swift, Opuscules humoristiques, Traduction par Léon de Wailly, Poulet-Malassis et De Broise, 1859, Irréfutable essai sur les facultés de l’âme
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mardi 24 septembre 2013

L’irréalité existe :

 


Si je puis lutter contre un accès de dépression, au nom de quelle vitalité m’acharner contre une obsession qui m’appartient, qui me précède ? Que je me porte bien, j’emprunte le chemin qui me plaît ; « atteint » ce n’est plus moi qui décide : c’est mon mal. Pour les obsédés point d’option : leur obsession a déjà opté pour eux, avant eux. On se choisit quand on dispose de virtualités indifférentes ; mais la netteté d’un mal devance la diversité des routes ouvertes au choix. Se demander si on est libre ou non, — vétille aux yeux d’un esprit qu’entraînent les calories de ses délires. Pour lui, prôner la liberté, c’est faire montre d’une santé déshonorante. La liberté ? Sophisme des bien portants.
Nos flottements portent la marque de notre probité ; nos assurances, celle de notre imposture. La malhonnêteté d’un penseur se reconnaît à la somme d’idées précises qu’il avance.
Non content des souffrances réelles, l’anxieux s’en impose d’imaginaires ; c’est un être pour qui l’irréalité existe, doit exister ; sans quoi où puiserait-il la ration de tourments qu’exige sa nature ?
Technique que nous pratiquons à nos dépens, la psychanalyse dégrade nos risques, nos dangers, nos gouffres ; elle nous dépouille de nos impuretés, de tout ce qui nous rendait curieux de nous-mêmes.
Emil Cioran, Syllogisme de l'amertume, 1952
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lundi 23 septembre 2013

L’attente, l’attention et le souvenir :




37. Mais qu’est-ce donc que la diminution ou l’épuisement de l’avenir qui n’est pas encore ? Qu’est-ce que l’accroissement du passé qui n’est plus, si ce n’est que dans l’esprit, où cet effet s’opère, il se rencontre trois termes l’attente, l’attention et le souvenir ? L’objet de l’attente passe par l’attention, pour tourner en souvenir. L’avenir n’est pas encore ; qui le nie ? et pourtant son attente est déjà dans notre esprit. Le passé n’est plus, qui en doute ? et pourtant son souvenir est encore dans notre esprit. Le présent est sans étendue, il n’est qu’un point fugitif ; qui l’ignore ? et pourtant l’attention est durable ; elle par qui doit passer ce qui court à l’absence : ainsi, ce n’est pas le temps à venir, le temps absent ; ce n’est pas le temps passé, le temps évanoui qui est long ; un long avenir, c’est une longue attente de l’avenir ; un long passé, c’est un long souvenir du passé.

38. Je veux réciter un cantique ; je l’ai retenu. Avant de commencer, c’est une attente intérieure qui s’étend à l’ensemble. Ai-je commencé ? tout ce qui accroît successivement au pécule du passé entre au domaine de ma mémoire : alors, toute la vie de ma pensée n’est que mémoire : par rapport à ce que j’ai dit ; qu’attente, par rapport à ce qui me reste à dire. Et pourtant mon attention reste présente, elle qui précipite ce qui n’est pas encore à n’être déjà plus. Et, à mesure que je continue ce récit, l’attente s’abrège, le souvenir s’étend jusqu’au moment où l’attente étant toute consommée, mon attention sera tout entière passée dans ma mémoire. Et il en est ainsi, non-seulement du cantique lui-même, mais de chacune de ses parties, de chacune de ses syllabes : ainsi d’une hymne plus longue, dont ce cantique n’est peut-être qu’un verset ; ainsi de la vie entière de l’homme, dont les actions de l’homme sont autant de parties ; ainsi de cette mer des générations humaines, dont chaque vie est un flot.

Augustin, Les Confessions, Livre onzième, Chapitre XXVIII, L’Esprit est la mesure du temps
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Grünewald - Le retable d'Issenheim - 1512 1516                                                                        : + : : + :

mercredi 11 septembre 2013

Si toutes choses pouvaient être dénombrées :





Il ferma les yeux.
Trouva la surface striée du bouton de marche.
Et dans l'obscurité rouge sang derrière ses paupières, des phosphènes d'argent jaillies en bouillonnant de la lisière de l'espace, images hypnagogiques qui passent en tressautant tel un film compilé à partir de photos prises au hasard. Symboles, chiffres, visages : mandala brouillé, fragmenté d'information visuelles.
(...)
Progression exponentielle...
Les ténèbres tombèrent de toutes parts, une sphère de ténèbres brasillantes, pression sur le cristal distendu des nerfs de cet univers de données qu'il était pratiquement devenu...
Et lorsqu'il ne fut plus rien, compressé au cœur même de toute cette obscurité, vint un point où l'obscurité ne pouvant plus s'accroître, quelque chose se déchira.
Le programme Kuang jaillit du nuage sombre, la conscience de Case se divisa comme autant de gouttelettes de mercure, décrivant un arc au-dessus d'une plage infinie  de la couleur des nuages d'argent terni. Sa vision était spérique, comme si une rétine unique recouvrait la surface intérieure d'un globe qui contenait toutes choses, si toutes choses pouvaient être dénombrées.
William Gibson, Neuromancien, 1984



samedi 7 septembre 2013

Celui qui avance dans le brouillard :



Fred Deux (dessin) et Cecile Reims (gravure) - Que portons nous que portez vous ? - 1986/1987        : + :

L'homme est celui qui avance dans le brouillard. Mais quand il regarde en arrière pour juger les gens du passé il ne voit aucun brouillard sur leur chemin. De son présent, qui fut leur avenir lointain, leur chemin lui paraît entièrement clair, visible dans toute son étendue. Regardant en arrière, l'homme voit le chemin, il voit les gens qui s'avancent, il voit leurs erreurs, mais le brouillard n'est plus là. Et pourtant, tous, Heidegger, Maïakovski, Aragon, Ezra Pound, Gorki, Gottfried Benn, Saint-John Perse, Giono, tous ils marchaient dans le brouillard, et on peut se demander : qui est le plus aveugle ? Maïakovski qui en écrivant son poème sur Lénine ne savait pas où mènerait le léninisme ? Ou nous qui jugeons avec le recul des décennies et ne voyons pas le brouillard qui l'enveloppait ?
Milan Kundera, Les testaments trahis, 1993


Le miroir - 1993


Sans titre - 1993



Le reliquaire lituanien - 1993

vendredi 6 septembre 2013

Pouvoir se dédoubler :


Émilie Sagée

En revanche il serait intéressant de savoir qui a écrit le récit de ce beau réveil du muezzin dans l’aurore de Lisbonne accompagné d’une si grande profusion de détails réalistes qu’on dirait l’oeuvre d’un témoin oculaire ou tout au moins l’habile utilisation d’un document contemporain qui ne se rapporte pas nécessairement à Lisbonne puisque pour produire ce même effet il n’est besoin que d’une ville, d’un fleuve et d’un matin clair, composition somme toute banale comme nous le savons. La réponse, surprenante, c’est que personne ne l’a écrit et qu’en dépit des apparences cela n’est pas un texte écrit, ce sont de vagues pensées qui ont traversé la tête du correcteur pendant qu’il lisait et corrigeait ce qui était passé inaperçu par mégarde dans les premières et les deuxième épreuves. Le correcteur possède le don remarquable de pouvoir se dédoubler, il trace un deleatur ou ajoute une virgule indiscutable et en même temps, qu’on veuille bien accepter le néologisme, il s’hétéronymise, il est capable de suivre le chemin suggéré par une image, une comparaison, une métaphore, souvent le simple son d’un mot répété à voix basse le pousse à construire par association de polyphoniques édifices verbaux qui transforment son bureau exigu en un espace se multipliant de lui-même, encore qu’il soit très difficile d’expliquer en langue vulgaire ce que semblable chose veut dire. Il lui avait paru que l’historien donnait fort peu d’informations en se contentant de parler de muezzin et de minaret, dans le seul but d’introduire, si des jugements téméraires sont permis, un peu de couleur locale et de teinture historique dans le camp ennemi, imprécision sémantique qu’il convient de corriger d’emblée dès lors que camp se rapporte à des assiégeants et non à des assiégés puisque ces derniers sont installés pour l’heure assez commodément dans une ville qui, à une ou deux intermittences près, leur appartient depuis l’an de grâce sept cent quatorze, selon la comptabilité chrétienne, celle des Sarrasins étant différente, comme on sait, ainsi que leur chapelet. Cette correction fut apportée par le correcteur lui-même, qui a une connaissance plus que satisfaisante des calendriers et qui sait que l’Hégire a commencé, d’après ce qu’en dit l’Art de vérifier les dates, ouvrage indispensable, le seize juillet six cent vingt-deux après Christ, en abrégé AC, sans oublier néanmoins que l’année musulmane étant gouvernée par la lune et par conséquent plus courte que celle de la chrétienté régie, elle, par le soleil, il faut toujours retrancher trois ans à chaque siècle écoulé. Un homme aussi scrupuleux serait un bon correcteur s’il prenait soin de rogner les ailes à une imagination vagabonde qui l’entraîne parfois dans des affabulations irresponsables, ici il pécha par facilité, se lançant dans des erreurs évidentes et des affirmations douteuses qui, d’après ce que nous soupçonnons, sont au nombre de trois, et si ce soupçon venait à être confirmé, cela démontrerait que l’historien lui donna à la légère le conseil de se consacrer à l’histoire. Quant à la philosophie, Dieu nous en garde.

José Saramago, Histoire du siège de Lisbonne, 1989, traduit du portugais par Geneviève Leibrich

jeudi 5 septembre 2013

Il renfermait des formes :


Sténographie Pitman                                                                                                                                         : + :

Hélas le moment est venu où il faut essayer de justifier l’expression «esprit de Murphy». Nous n’avons heureusement pas à nous occuper de cet appareil tel qu’il était en réalité – cela serait trop demander -, mais simplement tel qu’il se sentait et s’imaginait. L’esprit de Murphy est après tout le fond de ces informations. En lui consacrant à ce point une section à lui seul, nous n’aurons plus à en faire l’apologie.

L’esprit de Murphy s’imaginait comme une grand sphère creuse, fermée hermétiquement à l’air extérieur. Cela ne constituait pas un appauvrissement, car il n’excluait rien qu’il ne renfermât en lui-même. Rien n’avait été, ni n’était, ni ne serait, dans l’univers extérieur à lui, qui ne fut déjà présent, soit en puissance, soit en acte, soit en puissance montant vers l’acte soit en acte déclinant vers la puissance, dans l’univers intérieur à lui.

Cela n’entraînait pas Murphy dans le goudron idéaliste. Il y avait le fait mental et il y avait le fait physique, également réels, sinon agréables.

La distinction qu’il faisait entre les présences en acte et les présences en puissance de son esprit, il la faisait non pas entre ce qui avait de la forme et ce qui informément y tendait, mais entre ce dont il avait une expérience et mentale et physique et ce dont il avait une expérience mentale seulement. Ainsi la forme de coup de pied était présente en acte, celle de caresse en puissance.

La partie en acte l’esprit se la sentait en dessus et claire, la partie en puissance en dessous et obscure, sans toutefois rattacher ce sentiment au diabolo éthique. L’expérience mentale était distincte de l’expérience physique, ses critériums n’étaient pas ceux de l’expérience physique, la conformité d’une partie de son contenu avec la réalité physique n’ajoutait pas de valeur à cette partie. L’esprit ne fonctionnait pas et ne pouvait pas être réparti selon un jugement de valeur. Il était fait de clarté, de pénombre et de noir, d’un dessus et d’un dessous, non pas de bien et de mal. Il renfermait des formes qui avaient leurs parallèles dans un autre mode et des formes qui n’en avaient pas, non pas des formes bonnes et des formes mauvaises. Il ne ressentait aucun conflit entre sa clarté et son noir, aucun besoin pour que sa clarté dévorât son noir. Le besoin était d’être tantôt dans la clarté, tantôt dans la pénombre, tantôt dans le noir. C’était tout.

Samuel Beckett, Murphy, 1938, traduit par Beckett en 1947

Carte des règles de vol

mardi 3 septembre 2013

Agir chacun :

 
Joachim-Raphael Boronali - Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique - 1910
L' Âne chargé d'éponges et l’âne chargé de sel

Un ânier, son sceptre à la main,
            Menait, en empereur romain,
            Deux coursiers à longues oreilles.
L'un, d'éponges chargé, marchait comme un courrier;
            Et l'autre, se faisant prier,
           Portait, comme on dit, les bouteilles
Sa charge était de sel. Nos gaillards pèlerins
            Par monts, par vaux et par chemins,
Au gué d'une rivière à la fin arrivèrent,
            Et fort empêchés se trouvèrent.
L'ânier, qui tous les jours traversait ce gué là,
            Sur l'âne à l'éponge monta,
            Chassant devant lui l'autre bête,
            Qui, voulant en faire à sa tête,
            Dans un trou se précipita,
            Revint sur l'eau, puis échappa ;
            Car au bout de quelques nagées,
            Tout son sel se fondit si bien
            Que le baudet ne sentit rien
            Sur ses épaules soulagées.
Camarade épongier prit exemple sur lui,
Comme un mouton qui va dessus la foi d'autrui.
Voilà mon âne à l'eau; jusqu'au col il se plonge,
            Lui, le conducteur, et l'éponge.
Tous trois burent d'autant l'ânier et le grison
            Firent à l'éponge raison.
            Celle-ci devint si pesante,
            Et de tant d'eau s'emplit d'abord,
Que l'âne succombant ne put gagner le bord.
            L'ânier l'embrassait, dans l'attente
            D'une prompte et certaine mort.
Quelqu'un vint au secours qui ce fut, il n'importe;
C'est assez qu'on ait vu par là qu'il ne faut point
            Agir chacun de même sorte.
            J'en voulais venir à ce point.
Jean de La Fontaine, Livre II - Fable 10

 
Il est apparu que le tableau produit voilà cent ans par Aliboron-Boronali reposait finalement sur un double bluff. Car il est exclu que le paysage ait pu être confectionné par l'âne seul. Qui peut croire qu'Aliboron ait pu se laisser guider de façon à créer des zones régulières de couleurs, ni encore moins cet ensemble continu partagé par une ligne d'horizon, qui fait songer à Nolde ?: + :
 

dimanche 1 septembre 2013

De nouvelles distances :


Mark Ryden - Allegorie des quatre éléments                                                                                            : + :

La diffusion du rapport de séduction dans l’ensemble des activités sociales signe aussi la mort de ce qui restait en lui de vivant. La généralisation de la simulation est aussi ce qui la rend de plus en plus manifestement impossible. C’est alors le moment du plus grand malheur où les rues se remplissent de jouisseurs sans cœur, de séducteurs en deuil de toute séduction, de cadavres de désirs dont on ne sait que faire. Ce serait un phénomène physique comme une perte d’aura. Comme si l’électrisation des corps qu’une intense séparation avait engendrée se mettait à se communiquer jusqu’à disparaître. Une nouvelle proximité en sortirait, et de nouvelles distances.


(...)
En se faisant le cheval de Troie d’une domination planétaire, le désir s’est dépouillé de tout ce qui le flanquait de domestique, de calfeutré, de privé. Le préalable à la redéfinition totalitaire du désirable fut en effet son autonomisation de tout objet réel, de tout contenu particulier. En apprenant à se porter sur des essences, il est devenu à son insu un désir absolu, un désir d’absolu que rien de terrestre ne peut plus assouvir. Cet inassouvissement est le levier central de la consommation, comme de sa subversion.
TIQQUN, Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille, 1999,
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