jeudi 3 octobre 2013

Prisonniers au même monde :


Nick Brandt - Giraffes Crossing Lake Bed - Amboseli 2012                                                                                    : + :

Aimer l'autre, cela devrait vouloir dire que l'on admet qu'il puisse penser, sentir, agir de façon non conforme à nos désirs, à notre propre gratification, accepter qu'il vive conformément à son système de gratification personnel et non conformément au nôtre.
Mais l'apprentissage culturel au cours des millénaires a tellement lié le sentiment amoureux à celui de possession, d'appropriation, de dépendance par rapport à l'image que nous nous faisons de l'autre, que celui qui se comporterait ainsi serait en effet qualifié d'indifférent.
Le seul amour qui soit vraiment humain, c'est un amour imaginaire, c'est celui après lequel on court toute sa vie durant, qui trouve généralement son origine dans l'être aimé, mais qui n'en aura bientôt plus ni la taille, ni la forme palpable, ni la voix, pour devenir une véritable création, une image sans réalité. Alors, il ne faut surtout pas essayer de faire coïncider cette image avec l'être qui lui a donné naissance, qui lui n'est qu'un pauvre homme ou qu'une pauvre femme, qui a fort à faire avec son inconscient. C'est avec cet amour là qu'il faut se gratifier, avec ce qu'on croit être et qui n'est pas, avec le désir et non avec la connaissance.
Cependant, il existe d'autres espaces gratifiants que celui qui vous entoure immédiatement, et qui sont tout aussi réels que lui, mais médiats. C'est grâce à eux que l'on peut atteindre le collectif, le social. L'espace planétaire en est un, et les structures sociales qui le remplissent sont une réalité. Mais cette réalité, vous ne pouvez l'atteindre avec la main, les yeux, les lèvres. Vous ne pouvez l'influencer que par l'intermédiaire des mass-media. Vous ne pouvez exercer sur elle une autorité, un pouvoir, qu'à travers la symbolique du langage, et l'expression des concepts. Vous vous heurtez bien évidement aux langages et aux concepts dominants. Mais votre lutte s'engagera à un autre niveau d'organisation que celui où se tiennent les rapports d'homme à homme. Vous ne vous laisserez plus enfermer dans un espace étroit au sein duquel tout l'inconscient dominateur des individualités entre en conflit pour l'obtention de la dominance.
Et surtout vous pouvez fuir, vous pouvez vous regrouper à un autre niveau d'organisation, jusqu'aux limites de la planète. Il s'agit en définitive de faire de votre réalité une structure ouverte et non pas une structure fermée par les frontières de l’œdipe familial ou social.

Giraffe and bay in trees - Maasai Mara - 2002

Ainsi, j'ai compris que ce que l'on appelle "amour" naissait du renforcement de l'action gratifiante autorisée par un autre être situé dans notre espace opérationnel et que le mal d'amour résultait du fait que cet être pouvait refuser d'être notre objet gratifiant ou devenir celui d'un autre, se soustrayant ainsi plus ou moins complètement à notre action.
Que ce refus ou ce partage blessait l'image idéale que l'on se faisait de soi, blessait notre narcissisme et initiait soit la dépression, soit l'agressivité, soit le dénigrement de l'être aimé.
J'ai compris aussi ce que bien d'autres avaient découvert avant moi, que l'on naît, que l'on vit, et que l'on meurt seul au monde, enfermé dans sa structure biologique qui n'a qu'une seule raison d'être, celle de se conserver.
Mais j'ai découvert aussi que, chose étrange, la mémoire et l'apprentissage faisait pénétrer les autres dans cette structure, et qu'au niveau de l'organisation du moi, elle n'était plus qu'eux.
J'ai compris enfin que la source profonde de l'angoisse existentiel, occultée par la vie quotidienne et les relations interindividuelles dans une société de production, c'était cette solitude de notre structure biologique enfermant en elle-même l'ensemble, souvent anonyme, des expériences que nous avons retenues des autres.
Angoisse de ne pas comprendre ce que nous sommes et ce qu'ils sont, prisonniers au même monde de l'incohérence et de la mort.  
Henri Laborit, Eloge de la fuite,  1976


Calcified bat II - Lake Natron - 2012