lundi 3 décembre 2012

Du bavardage bien rodé :



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- Tu sais, tout est tellement isolé. Chaque chose que je pourrai te dire ne serait qu'un petit morceau du dessin de la tapisserie. Il manque le coagulant, pour lui donner un nom, on en verse une goutte et crac ! tout s'ordonne à sa juste place et il se forme un beau cristal avec toutes ses facettes. L'ennui c'est que çà s'est peut-être déjà coagulé et je ne m'en suis pas rendu compte, je suis resté à la traîne comme ces vieillards qui entendent parlé de cybernétique et secouent lentement la tête en pensant que ce sera bientôt l'heure du potage au vermicelle.
- Enfin dit Traveler. Je pense parfois que tu n'aurais pas dû revenir.
- Toi, tu le penses, dit Oliveira, moi je le vis. C'est peut-être la même chose, au fond, mais gardons-nous de ces faciles défaillances. Ce qui nous tue toi et moi, c'est la pudeur. Nous nous promenons tout nu à travers l’appartement, au grand scandale de certaines dames, mais quand il s'agit de parler... Comprends-moi, j'ai l'impression parfois que je pourrais te dire... Je ne sais pas, peut-être qu'à ce moment-là les paroles serviraient à quelque chose, nous serviraient. Mais comme ce ne sont pas les mots de la vie quotidienne, du bavardage bien rodé, bien huilé, on recule, c'est précisément au meilleur ami que l'on peut le moins dire ces choses. Cela ne t'arrive pas parfois de te confier davantage au premier venu ?
- Peut-être, dit Traveler en accordant sa guitare. L'ennui avec ces beaux principes, c'est qu'on ne voit plus à quoi servent les amis.
- Ils servent à être là et peut-être, un beau matin qui sait ?
- Comme tu voudras. En ce cas, il va nous être difficile de nous entendre comme autrefois.
- C'est au nom de ces autrefois qu'on fait les grandes blagues d'aujourd'hui, dit Oliveira. Tu parles, Manolo, de nous comprendre, mais tu sais bien au fond, que moi aussi je voudrai m'entendre avec toi, et toi veut dire bien plus que toi-même. L'ennui c'est que la véritable compréhension, c'est autre chose. Nous nous contentons de trop peu. Quand les amis s'entendent bien entre eux, quand les amants s'entendent bien entre eux, quand les familles s'entendent bien entre elles, alors nous nous croyons en harmonie. Pur mensonge, miroir aux alouettes. Je sens parfois qu'il y a une plus grande entente entre deux êtres qui se tapent dessus qu'entre les autres qui regardent la chose du dehors. C'est pour cela que... Dis-donc, je pourrais collaborer à la Nation Littéraire, tu ne trouves pas ?
Julio Cortázar, Marelle, 1963,  traduit de l'espagnol par Laure Guille-Bataillon