samedi 15 décembre 2012

La félicité serait sans borne :



Marc Chagall -Guerre - 1966






Certains s’étaient écartés du droit chemin, d’autres avaient sombré dans la mélancolie. Mais telle est la loi du monde, avec le temps, tout redevient comme avant. Les boutiques longtemps fermées derrière leurs volets rouillés rouvrirent l’une après l’autre. Les ossements furent emportés au cimetière abandonné où on les enterra dans une fosse commune. On releva, timidement d’abord, le vantail des échoppes du marché. De jeunes apprentis réparèrent les toits endommagés, ainsi que les cheminées et repeignirent les murs éclaboussés de sang et de cervelle. Avec de longues perches, des garçons ramassèrent des restes humains dans le lit des rivières désormais à sec. Peu à peu, des marchands reprirent leur parcours de village en village pour acheter du blé, du sarrasin, des légumes et du lin. Les paysans des environs avaient longtemps eu trop peur de remettre les pieds à Goray, à cause des démons qui en avaient fait leur domaine. Et voilà qu’ils y revenaient pour se procurer du sel et des chandelles, du tissu pour les robes et les blouses des femmes, de la toile pour les cafetans des hommes, des pots en terre, et toutes sortes de colliers et de babioles. Goray avait toujours été à l’écart du reste du monde. Tout autour, des collines recouvertes de bois épais s’étendaient à des kilomètres à la ronde. En hiver, des ours, des loups et des sangliers rôdaient sur les routes. Depuis le grand massacre, le nombre des bêtes sauvages s’était multiplié. 
 (...)
Reb Itche Mates, comme recroquevillé sur lui même, parlait presque en chuchotant, divulguant mystère après mystère. Seules quelques étincelles sacrées brûlaient encore à l'intérieur des enveloppes charnelles des vivants. Les puissances des ténèbres s'y attachaient, sachant que leur existence en dépendait. Sabbataï Zevi, l'allié de Dieu, bataillait contre elles. C'est lui qui ramenait les étincelles sacrés à leur source première. Le royaume divin serait révélé quand l'ultime étincelle serait retournée là d'où elle était venue. Alors les cérémonies rituelles n'auraient plus cours. Les corps deviendraient purs esprits. Du monde de l’Émanation et de sous le Trône de la Gloire de nouvelles âmes descendraient. On ne mangerait plus, on ne boirait plus. Au lieu d'être féconds et de se multiplier, les êtres s'uniraient d'après les combinaisons des lettres sacrées. On n'étudierait plus le Talmud. De la Bible il ne resterait que la secrète essence. Chaque journée durerait un an. Et le rayonnement de l'esprit sain emplirait l'espace entier. Les chérubins et les ofanims chanteraient les louanges du Tout-Puissant qui instruirait lui-même les Justes, dont la félicité serait sans borne.
 Isaac Bashevis Singer, Satan à Goray, 1955, traduit de l'américain par Marie-Pierre Bay, 
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