mardi 11 décembre 2012

Il perça la croûte :


Larves de guêpe - Olgierd Pstrykotwórca : + :


Fraçois Bayle, Jeîta ou murmure des eaux, : +



Au commencement, tout reposait dans les ténèbres éternelles. La nuit pesait sur terre comme un fourré impénétrable. L'ancêtre - son nom était Karora - dormait dans une nuit perpétuelle au fin fond de la marre d'Ilbalintja. Mais il n'y avait pas encore d'eau dedans, tout n'était que terre aride. Au-dessus de lui, le sol était rouge de fleurs et recouvert de plantes nombreuses, et un grand pieu se balançait en l'air au-dessus de lui. Ce pieu avait jailli au milieu du parterre de fleurs pourpres qui poussaient dans la mare d'Ilbalintja. A sa racine reposait la tête de Karora lui-même. De là le pieu s'élevait vers le ciel, comme pour aller en heurter la voûte. C'était une créature vivante, recouverte d'une peau lisse, comme la peau d'un homme.
La tête de Karora se trouvait à la racine du pieu : elle était placée ainsi depuis le commencement.
Karora pensait, et souhaits et désirs lui traversaient la tête. Alors, des sarigues lui sortirent soudain du nombril et de sous les aisselles. Elles percèrent la croûte qui le recouvrait et sautèrent dans la vie.
Et le jour se mit alors à poindre. De tous cotés, les gens voyaient paraître une lumière nouvelle : le soleil lui-même commença à monter, inondant tout de sa lumière. Puis l'ancêtre eut l'idée de se lever, maintenant que le soleil montait plus haut. Il perça la croûte qui l'avait recouvert, et le trou béant qu'il laissa derrière lui devint la marre d'Ilbalintja et se remplit du jus sombre et sucré des bourgeons de chèvrefeuille. L'ancêtre se leva et sentit la faim, son corps ayant émané des flots de forces magiques.
Il se sent encore engourdit ; lentement, ses paupières se mettent à frémir, puis il les entrouvre. Il erre à tâtons dans son état d'engourdissement. Partout autour de lui, il sent une masse de sarigues qui remuent. Le voici maintenant plus ferme sur ses pieds. Il pense, il a des désirs. Dans sa grande faim, il se saisit de deux jeunes sarigues. Il les fait cuire à quelque distance, près de l'endroit ou se tient le soleil, dans la terre brûlante que le soleil a chauffée à blanc. Les doigts du soleil suffisent à le fournir de feu et de cendre chaude.
Dès que sa faim est apaisée, ses pensées se tournent vers un compagnon qui pourrait l'aider. Mais le soir maintenant s'approche ; le soleil se cache le visage sous un voile de cheveux en cordons, se couvre le corps de tissus en cordons de cheveux et disparaît aux yeux des hommes. Karora sombre dans le sommeil, les bras en croix.

Elias Canetti, Masse et puissance, 1960, traduit de l'allemand par Robert Rovini





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