mercredi 7 novembre 2012

La mort impose :


Titien - Le supplice de Marsyas - 1570 - 1576



Jean-Paul Marcheschi - détail - +                                                                                                          

Lorsque la nuit se déchire, un fond strident, apeuré et sanglant, réapparaît. Ce fond-là, l'avons-nous jamais quitté ? Le peintre pense avec le corps, son étendue, sa pesanteur. Là, dans ces profondeurs inaccessibles à la vue, vit et respire le corps inimaginable. En cette "conscience qui se projette" entrent les liquides, les matières, les organes et leurs parties les plus secrètes. Sur ces rivages que peu d'entre nous approchent, se fabrique la pensée des peintres. C'est en de tels lieux – lieux rouges, abrupts, flamboyants – que le vieux Titien a accosté dans l'étonnant Marsyas de Kromeritz. Tableau terrible – étrangement jubilatoire – où le corps renversé du silène que l'on écorche est placé au tout premier plan. Son fils bien-aimé vient de mourir de la peste qui, en cette année 1576, ravage Venise. Théâtre cruel que cette œuvre ultime, jusque dans ce détail du chien en contrebas venant laper le sang versé sur le sol. Là, comme dans la Pietà de l'Accademia, le Titien debout, muré dans sa caverne, ce temps retrouvé des peintres, a rétabli la paroi, et c'est aux doigts qu'il peint désormais. La facture du Marsyas est étrange. Œuvre fiévreuse, sauvage, dansante où le style somptueux de la première manière est détruit. Ce n'est plus seulement un corps que l'on peint, c'est la peinture qu'on écorche. Peau noire, épaisse de la toile, matière labourée, tendue, pantelante, où brillent çà et là des rouges lie-de-vin, des roses pâles, des verts bronze, des filets d'écarlate. L'ignoble tégument, ce parchemin de chair écartelée, disséquée, ce corps à la fois misérable et splendide, devient l'emblème de la peinture. Dans ce prestigieux lignage, tous les écorchés de l'art – des bœufs de Rembrandt aux sangliers de Fautrier, jusqu'aux matières hérissées et rugueuses d'Eugène Leroy – iront s'engouffrer. La mort impose soudain au peintre que le code – et ce qu'il doit au siècle – tombe. Une no style position (chère à De Kooning) semble l'emporter. D'ailleurs, le Titien est là, immobile dans la forêt de sang. Sous les traits du roi Midas, il se tient, à la droite du tableau et, s'il adopte la pose du penseur, il n'a d'yeux que pour l'écorchement.

Jean-Paul Marcheschi Pontormo Rosso Greco, La déposition des corps, Editions Art 3, Nantes, 2011




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