lundi 5 novembre 2012

Briser quelque chose :

 
A n d r e y   R e m n e v - Thunder-storm - 2006 - +



Chorus - 2006


Je souris de mon mieux, comprenant vaguement qu'il a raison, mais ce qu'il pressent et ce que je devine de son pressentiment va s'effacer, comme toujours, dès que je serai dans la rue et que j'aurai repris contact avec ma vie de tous les jours. Sur le moment je sais que ce qu'il me dit n'est pas simplement dû au fait qu'il est à moitié fou, que la réalité lui échappe et lui laisse en échange une espèce de parodie qu'il convertit en espérance. Je ne peux pas écouter tout ce qu'il me dit dans ces moments-là en me promettant d'y repenser plus tard (d'autant que cela fait plus de cinq ans qu'il me raconte et raconte à tout le monde des choses de ce genre). A peine est-on de nouveau dans la rue, à peine est-ce le souvenir de Johnny et non plus Johnny lui-même qui répète ces mots, que ce ne sont plus que divagations nées de la marijuana, gesticulation monotone (car il n'est pas le seul à raconter ces choses-là, les témoignages de ce genre abondent) et l'irritation succède à l'émerveillement et j'ai presque l'impression que Johnny s'est fichu de moi. Mais cela se produit toujours après coup, jamais au moment où Johnny me parle, car à ce moment-là je sens que quelque chose voudrait se frayer un chemin, une lumière qui cherche à s'allumer, ou plutôt comme s'il était besoin de briser quelque chose, de le fendre de haut en bas comme un tronc en y introduisant un coin et en cognant dessus jusqu'à ce qu'il éclate. Mais Johnny n'a plus assez de force pour donner des coups de maillet et moi je ne saurai pas du tout quel maillet il faudrait pour enfoncer un coin dont je n'ai pas la moindre idée.
Julio Cortázar, L'homme à l'affût, 1958, traduit de l'espagnol par Laure-Guille Bataillon.



Lot's wife - 2005


Red-Hair - 2004