lundi 29 octobre 2012

C’était… tellement simple :

Michèle Morgan et Jean Gabin dans Remorques de Jean Grémillon - 1941


LUI : Ca ne vous ennuie pas de vous balader comme ça avec un homme qui ne dit rien ?

ELLE : Non. Et puis quand on se tait, c’est qu’on a beaucoup de choses à se dire. On essaie de penser à ce que l’autre pense. C’est agréable.

LUI : C’est ce que vous faites en ce moment ?

ELLE : Non. Non, je ne pense à rien. Je suis très bien. Je suis très heureuse que vous m’ayez emmenée avec vous. C’est tout.

LUI : Eh bien vous n’êtes pas très difficile ! Une petite promenade comme ça sur la plage et puis vous v’là heureuse, comme les enfants.

ELLE : Ah, je voudrais bien être encore comme les enfants ! Quand j’étais petite c’était… tellement simple. J’étais heureuse : je riais. J’étais malheureuse : je pleurais. Et maintenant…

LUI : Quoi maintenant ?

ELLE : Oh, maintenant, c’est plus pareil. Je suis heureuse - malheureuse. Tout est mélangé. On s’y retrouve plus. Tiens, une étoile de mer !

LUI : Elle a du tomber cette nuit. Comment vous appelez vous?

ELLE : Et vous ?

LUI : Moi? André.

ELLE : Moi, je m’appelle Catherine. C’est mon nom de bapteme. Mon vrai nom. Ils m’ont tous appelé comme ça. Mon père. Ma mère. Toute la famille. « Catherine, ne met pas tes coudes sur la table !", "Catherine dis bonjour ! ". "Catherine, dis merci !", "Merci", dit Catherine. Oh ! ça m'sifflait dans les oreilles ! Mais moi, en moi-même, je riais et je m'disais « tu n't’appelles pas Catherine, c’est eux qui t’appelle comme ça ». Alors je m'suis trouvé un nom, un autre.

LUI : Pour vous toute seule ?

ELLE : Oui, et puis j'pensais : "un jour, tu aimeras un garçon qui t’aimera et que tu aimeras et tu lui diras ton vrai nom".

LUI : Et vous l’avez trouvé ce garçon ?

ELLE : Non, j’ai connu des hommes : un qui est mort et puis mon mari…

LUI : Et alors ?

ELLE : Alors ? Alors ils ont fait comme les autres : ils m’ont appelé Catherine.

LUI : Ah ? Bah, je vais chercher une clef pour visiter.

ELLE : Où est la maison ?

LUI : La-haut. Toute seule.

ELLE : Quelle drôle d’idée de visiter des maisons...




LUI : Vous v'nez avec moi  ? 
ELLE : Oui.


(…)

ELLE : Il fait noir ici.

LUI : Je vais ouvrir les volets.

ELLE : Comme c’est désert !

LUI : Ah oui ! C’est une belle pièce ici, hein, c’est grand.

ELLE : Vous savez, ça me rappelle un film que j’ai vu il y a très longtemps. Un film d’épouvante avec des fantômes. Ca faisait rire tout le monde, mais moi j’étais très impressionnée. Il y avait de grands fauteuils comme cela avec des housses. C’est pour ça que je pense au film. La jeune fille s’est assise dans un de ces fauteuils et a poussé un cri et elle a disparu.

LUI : Et on l’a pas retrouvée ?

ELLE : Qui ça ?

LUI : La jeune fille.

ELLE : Ah je n'sais pas. Peut-être que si je m’asseyais, j'disparaîtrais moi aussi.

LUI : Eh là ! eh .. pas de blague ! hein.

ELLE : Une femme comme moi, c’est fait pour disparaître.

LUI : Pourquoi ?

ELLE : Parce que c’est comme ça. On arrive en canot... on s’en va en canot. Il y a longtemps que vous êtes mariés ?

LUI : Ah, je vous en prie ! j’ai horreur de ce genre de questions !

ELLE : Ah la bonne heure ! Voilà ce qui s’appelle répondre ! Vous faites des progrès. Qu’est-ce que vous regardez ?

LUI : La porte. Les portes par ici c’est toujours mal foutu alors avec le vent qui doit s’engouffrer… vous vous rendez compte…

ELLE : Vous pensez à tout…

LUI : Il faut bien…
ELLE : bien sur... Où allez-vous ?
ELLE : Ben je suis curieuse vous savez…
(…)

LUI : Catherine ?

ELLE : Pourquoi m’avez vous appelez ?

LUI : Je vous ai fait peur ?

ELLE : Non, mais ça m’a fait un drôle d’effet parce que mon mari m’appelait souvent comme ça. Il m’appelait et je v'nais, comme un chien. Pourtant, j'l’aimais pas et souvent y m'mentais mais je v'nais et il m'caressait. Je m'laissais caresse.






LUI : Ca vous manque, hein ?

ELLE : Ah, quelle brute vous faites ! … Oh et puis après tout... p'têt' que.., tous les hommes sont des brutes !

LUI : Vous m’en voulez ?

ELLE : Oh, non… C’est jolie une grande chambre toute blanche avec des grandes fenêtres sur la mer, hein ?

LUI : Taisez vous !

ELLE : Pourquoi ?

LUI : Parce que.

ELLE : Qu’est-ce que vous avez ?

LUI : Rien.

ELLE : Vous pouvez pas dire ce que vous pensez ? C’est facile pourtant. Moi, je peux dire tout ce que je pense. Tout vous entendez !

LUI : J’vous demande rien, moi. Et puis j’en ai assez après tout. Ecoutez, c'est vrai ça. Qu’est-ce que je fais moi, ici, avec vous ? Enfin, c’est une rigolade ! Regardez moi, bien. Est-ce que j’ai l’air d’un homme qui court après les femmes ?

ELLE : Non.

LUI : Ben alors. Ca doit vous amuser un homme qui sait pas c'qu'il dit, qui bafouille, parce que je me rends compte que je sais pas ce que je dis. Mais en tout cas, je vous préviens, avec moi, vous perdez votre temps. Je joue pas à ce petit jeu moi. Je suis un homme simple moi.

ELLE : Non. Ceux qui sont simples ne font pas tant de bruits pour cacher ce qu’ils pensent. Ils n’ont pas honte de leurs désirs, d'leurs plaisirs. Vous n’êtes pas simple. Vous êtes comme tous les autres. Comme les hommes, vous êtes plein de scrupules, de délicatesse et vous n’arrêtez pas de réfléchir... mais et en ce moment vous pensez des choses que personne ne saura jamais et même si vous vouliez parler, si vous vouliez être sincère, vous pourriez pas, vous parleriez tout de travers, sans vouloir, pour tout cacher.

LUI : Pourquoi vous dites ça ? Pourquoi vous vous intéressez comme ça à moi ? Qu’est ce que vous attendez de moi ? Parlez ! Parlez puisque vous dites tout ce que vous pensez ! Alors ? Qu’est-ce que vous attendez de moi ? Qu’est ce vous voulez ?

ELLE : Et vous, qu’est ce que vous voulez ?

LUI : Vous…
Ecoutez…

ELLE : Chut ! Taisez vous.
Embrassez moi.
Embrassez moi.
Dialogues de jacques Prévert extrait du film Remorques, de Jean Grémillon, 1941, +.