lundi 10 septembre 2012

L’inquiétude justifiée :



World War I in Color, by Kenneth Branagh +

Le peuple ne croit plus à l’origine sainte de la propriété privée, produite, nous disaient les économistes, - on n’ose plus le répéter maintenant - par le travail personnel des propriétaires ; il n’ignore point que le labeur individuel ne crée jamais des millions ajoutés à des millions, et que cet enrichissement monstrueux est toujours la conséquence d’un faux état social, attribuant à l’un le produit du travail de milliers d’autres ; il respectera toujours le pain que le travailleur a durement gagné, la cabane qu’il a bâtie de ses mains, le jardin qu’il a planté, mais il perdra certainement le respect des mille propriétés fictives que représentent les papiers de toutes espèces contenus dans les banques. Le jour viendra, je n’en doute point, où il reprendra tranquillement possession de tous les produits du labeur commun, mines et domaines, usines et châteaux, chemins de fer, navires et cargaisons. Quand la multitude, cette multitude "vile" par son ignorance et la lâcheté qui en est la conséquence fatale, aura cessé de mériter le qualificatif dont on l’insulta, quand elle saura, en toute certitude que l’accaparement de cet immense avoir repose uniquement sur une fiction chirographique, sur la foi en des paperasses bleues, l’état social actuel sera bien menacé ! 
(...) 
Or n’est-ce pas une risée que de voir une société ordonnée dans ce monde de la civilisation européenne, avec la suite continue de ses drames intestins, meurtres et suicides, violences et fusillades, dépérissements et famines, vols, dols et tromperies de toute espèce, faillites, effondrements et ruines. Qui de nous, en sortant d’ici, ne verra se dresser à côté de lui les spectres du vice et de la faim ? Dans notre Europe, il y a cinq millions d’hommes n’attendant qu’un signe pour tuer d’autres hommes, pour brûler les maisons et les récoltes ; dix autres millions d’hommes en réserve hors des casernes sont tenus dans la pensée d’avoir à accomplir la même œuvre de destruction ; cinq millions de malheureux vivent ou, du moins, végètent dans les prisons, condamnés à des peines diverses, dix millions meurent par an de morts anticipées, et sur 370 millions d’hommes, 350, pour ne pas dire tous, frémissent dans l’inquiétude justifiée du lendemain : malgré l’immensité des richesses sociales, qui de nous peut affirmer qu’un revirement brusque du sort ne lui enlèvera pas son avoir ? Ce sont là des faits que nul ne peut contester, et qui devraient, ce me semble, nous inspirer à tous la ferme résolution de changer cet état de choses, gros de révolutions incessantes.
Élisée Reclus, L’Anarchie, 1894, +.