lundi 27 août 2012

L’intuition de toutes les ivresses :

Paul Dolden


Paul Dolden - Seuil de silences -
Empreintes DIGITALes IMED 0369




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Toutes les soifs physiques et morales je les connais, j’ai l’intuition de toutes les ivresses ; tout ce qui surexcite ou qui calme a pour moi des séductions : le café et la poésie, le champagne et l’art, le vin et le tabac, le miel et le lait, les spectacles, le tumulte et les lumières, l’ombre, la solitude et l’eau pure. J’aime le travail, les forts labeurs ; j’aime aussi les loisirs, les molles paresses. Je pourrais vivre de peu et me trouver riche, consommer énormément et me trouver pauvre. J’ai regardé par le trou de la serrure dans la vie privée de l’opulence, je connais ses serres-chaudes et ses salons somptueux ; et je connais aussi par expérience le froid et la misère. J’ai eu des indigestions et j’ai eu faim. J’ai mille caprices et pas une jouissance. Je suis susceptible de commettre parfois ce que l’argot des civilisés flétrit du nom de vertu, et le plus souvent encore ce qu’il honore du nom de crime. Je suis l’homme le plus vide de préjugés et le plus rempli de passions que je connaisse ; assez orgueilleux pour n’être point vaniteux, et trop fier pour être hypocritement modeste. Je n’ai qu’un visage, mais ce visage est mobile comme la physionomie de l’onde ; au moindre souffle, il passe d’une expression à une autre, du calme à l’orage et de la colère à l’attendrissement. C’est pourquoi, passionalité multiple, j’espère traiter avec quelque chance de succès de la société humaine, attendu que, pour en bien traiter, cela dépend autant de la connaissance qu’on a des passions de soi-même, que de la connaissance qu’on a des passions des autres.
Joseph Déjacque, L’Humanisphère, utopie anarchique, 1859, ici.