vendredi 27 juillet 2012

Un gouffre s’ouvrait :


Pas un bruit - Julien Belon - 2012


Une fois au début de leur amitié, Ann Austen avait été avertie. Enthousiaste comme elle l’était, elle adorait ses amis et elle exprima trop ouvertement son adoration. Immédiatement Cowper lui écrivit, la blâmant avec bonté, mais fermeté, de sa conduite inconsidérée. « Quand nous embellissons un être avec des couleurs empruntées à notre imagination, écrivait-il, nous en faisons une idole… et nous n’en tirerons que la pénible conviction de notre erreur. » Ann lut la lettre, s’emporta et quitta le pays dans un accès de colère. Mais cette querelle fut bientôt apaisée ; elle lui fit des manchettes ; il répondit et lui offrit son livre. Bientôt elle avait embrassé Mary Unwun, revenait et leur intimité se resserrait encore. Au bout d’un mois en effet, tant elle exécutait ses plans avec rapidité, elle avait vendu le bail de sa maison de Londres, pris une partie du presbytère qui touchait la maison de Cowper et elle déclara qu’elle n’aurait maintenant d’autre demeure qu’Olney et d’autres amis que Cowper et Mary Unwun. La porte entre les deux jardins était ouverte ; les deux familles dînaient ensemble, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre ; William appelait Ann sœur et Ann appelait William frère. Quelle vie aurait pu être plus idyllique ? « Lady Austen et nous, nous passons nos journées ensemble, tantôt dans notre château, tantôt dans le sien. La matin, je me promène avec l’une de ces dames et, l’après-midi, je dévide des écheveaux », écrivait Cowper, se comparant en badinant à Hercule et à Samson. Et puis venaient les soirées, les soirées d’hiver qu’il aimait le mieux, et il rêvait à la clarté du feu, contemplant la danse bizarre des ombres et les nuages de fumée jouant sur les barreaux de la cheminée jusqu’à ce qu’on apportât la lampe et, à cette lumière égale, il prenait ses filets ou dévidait de la soie, et peut-être Ann chantait en s’accompagnant du clavecin, et Mary et William jouaient au volant, confiants, innocents, paisibles ; où était donc ce « chagrin épineux » qui croît inévitablement, disait Cowper, auprès du bonheur humain ? D’où viendrait la discorde, si elle devait venir ? Le danger dépendait peut-être des deux femmes. Peut-être, un soir, Mary remarquerait-elle qu’Ann portait une boucle des cheveux de William enrichie de diamants. Elle pourrait trouver un poème dédié à Ann et où Cowper exprimait un sentiment plus fort qu’une affection fraternelle. Elle deviendrait jalouse. Car ce n’était pas une campagnarde niaise, c’était une femme cultivée, qui avait les manières d’une duchesse ; elle soignait et consolait Cowper depuis des années, lorsque Ann vient troubler la vie tranquille que tous deux préféraient à tout. Ainsi les deux femmes seraient rivales ; la discorde naîtrait à ce moment. Cowper serait forcé de choisir entre elles.
Mais nous oublions une autre présence dans les divertissements innocents de ces soirées. Ann pouvait chanter ; Mary pouvait jouer ; le feu brillant pouvait brûler et au dehors le gel et le vent faire paraître d’autant plus doux le calme foyer. Mais il y avait une ombre parmi eux. Dans cette pièce tranquille, un gouffre s’ouvrait. Cowper marchait sur le bord d’un abîme. Une voix terrible l’entraînait à la perdition. Des chuchotements se mêlaient aux chants ; des voix l’avertissaient qu’il était damné. Et puis Ann Austen attendait de lui des déclarations d’amour ! Cette pensée était odieuse ; elle était indécente ; elle était intolérable. Il lui écrivit une autre lettre, une lettre à laquelle on ne pouvait répondre. Dans son amertume, Ann la brûla. Elle quitta Olney et ils n’échangèrent plus jamais un mot. Leur amitié était finie.
Cowper et lady Austen, Virginia Woolf, ici.



Virginia Woolf © Library of Congress