samedi 7 juillet 2012

Effarouche leur cœur et égare leurs esprits :



Le boa

4. Marjane contre la sorcière

Lorsque les enfants cassent du sucre sur le dos des adultes, ils en viennent immanquablement au pire défaut de ceux qui osent, trop souvent, les regarder de haut : « Croyez le ou non, disent les plus petits. Il arrive aux grands de s’ennuyer – pour rien. Non, sans rire ! » Selon les vieilles âmes de moins de douze ans, c’est une engeance que cet ennui en blanc, trop souvent à l’échelle de celui qui soupire : c’est-à-dire de taille extra-pire. À preuve…
Lorsque sévit l’ennui, les adultes se jettent sur le premier changement qui passe. Se lassent-ils du bon roi Canola ? Sésame-change-m’en-un-sur-le-champ, et voilà les grands qui élisent une sorcière à la tête du gouvernement.
La sorcière en question se nommait Ysé. Elle avait des yeux haillonneux, un rire très peu contagieux et un cœur de sans-cœur. Par elle, un vent de changement allait déraciner cheveu à cheveu toutes les têtes brûlées du Royaume d’Urbi et Orbi.
Ainsi, pendant neuf ans, à tous les jours, la sorcière jeta le même sort aux habitants du Royaume :
Par la puissante magie des filles de Lilith,
Que l’illusion qui fait prendre pour de l’or la pyrite
Effarouche leur cœur et égare leurs esprits,
Afin que sous mon empire,
Leur courage n’en finisse plus de rétrécir.
Le sort était à ce point maléfique que, dès la première année, les habitants d’Urbi et Orbi furent si inquiets et si abattus qu’ils n’osèrent plus lever le petit doigt pour se donner des coups de main et s’unir, par crainte que tout se mette, comme par magie, à dégénérer s’ils essayaient, à nouveau, de changer les choses. Le changement pour le changement, ils en soupaient désormais. Ils se disaient guéris de l’ennui pour une bonne décennie.
L’inaction permit à la sorcière de satisfaire – en paix – l’appétit vorace de sa brigade d’amis. Car cette sorcière-là avait bien quelques relations. Oh que oui ! Des complices appartenant à l’espèce dite sonnante et trébuchante. Ce groupe d’affreux était composé de rapaces-au-bras-long : des pygargues à tête blanche, les loups du Grand Nord et autres boas faux-corail et requins marteau. Sur un plateau d’argent, Ysé leur servit tous les diamants d’Urbi et Orbi, plus des routes, les hôpitaux, une quasi-montagne et même, le plus froid des quatre points cardinaux.
Jusqu’au jour où la sorcière voulut aussi leur donner les écoles et fit passer un décret sur l’éducation, qui se lisait comme suit :
À compter de ce jour, toutes les petites filles paieront très cher le droit d’apprendre à lire et à compter. Pour aller à l’école, celles-qui-s’appellent-princesses-entre-elles devront donner à la Grande Sorcière Ysé ce qu’elles possèdent de plus précieux : la prunelle de leurs yeux.
« La QUOI ?! Torticolibri !», jura la princesse Marjane en s’étouffant avec un croissant de lune. Dans le journal qu’elle feuilletait, comme d’habitude, en plein cœur de la nuit, Marjane relut l’entrefilet. Non. Pas d’erreur possible. Malgré l’heure tardive, il régnait, dans l’esprit de la princesse allumée, une terrible clarté. La cruauté d’Ysé avait encore frappé ; et encore, elle frappait les plus fragiles, les plus petites, ses sœurs sans arme.
Indignée, voyant rouge, la princesse sentit son cœur migrer vers son poing.
- Par Penthésilée, ça ne se passera pas comme ça !
Dès le petit matin, Marjane remonta ses manches bouffantes, attacha sa couronne avec de la broche et sauta à pieds joints dans l’arène de la rue. Avec les dernières nouvelles, elle fit d’abord le tour de son réseau de petites filles extraordinairement branchées.
Elle réclame la prunelle des yeux, tu en es certaine ? demanda la douce Esmérine. D’abord la prunelle, puis bientôt la voix et les jambes, prophétisa la princesse-sirène Alma, dégoûtée. Donnez-moi un ballon, quelqu’un, que je lui réponde par la bouche de mes boulets de canon, s’emporta un peu Soledad. Mes amies, l’heure est grave : il faut protéger le Royaume, clama la princesse Hanna-Nah.
Marjane, qui partageait le sentiment d’Hannah-Nah, n’eut donc aucune peine à convaincre les petites princesses de se joindre à elle pour une Manifestation Monstre contre l’injustice. À Ysé, elles voulaient flanquer une frousse digne de celle qu’on ressent à croiser un escadron de lionnes dans la brousse. C’est ainsi qu’un soir, les petites princesses déposèrent leur diadème et délacèrent leurs espadrilles de verre afin d’enfiler, par-dessus leur pantalon de princesse, un costume poilu, cornu et griffu avec un masque au dentier tout en crocs archi-pointus.
La nuit qui suivit, le bunker de la sorcière fut pris d’assaut par des créatures à mi-chemin entre le dragon et le griffon, des monstres si difformes qu’on ne pouvait dire s’ils étaient sans ou à deux têtes. Les terribles bêtes hurlaient, d’une même voix, chaude comme leurs pelages et abominablement synchro: « Du balai, la sorcière ! On ne veut pas de ton ministère !»
Rapidement, les monstrueuses petites filles furent rejointes par une marée monstrueusement humaine de visages amicaux. S’approchèrent d’abord les professeurs, puis les parents et les amis des petites princesses ordinaires. Tous scandaient : « Nos prunelles, c’est pas touche, si tu ne veux pas tâter d’la louche ! »
À la fenêtre de son bunker, la sorcière broyait du noir aussi noir que les noires incantations qu’elle récitait :
Par le sixième sens de mon troisième œil,
Que la vague de leurs voix se brise sur l’écueil!
Dans la bouche de la redoutable sorcière, des brisants, une tempête, le naufrage remplaçaient déjà les mots du sort. Néanmoins, rien ne semblait pouvoir bâillonner la foule rugissant de ses mille voix tissées serrées et plus légères que tapis volants. Postées contre le vent, les princesses campaient sur leurs prunelles. Non seulement, maintenant, leur lutte avait-elle des dents, mais aussi des ailes.
Au bout de trois heures, n’y tenant plus, Ysé réveilla la cavalerie – les loups, les requins, les boas et les pygargues – en espérant diriger cette horde contre les monstrueuses petites filles. Quelle violence, mes amis, n’est-ce pas, murmura la sorcière de sa voix doucereuse. Nous n’allons tout de même pas laisser ces princesses nous intimider ainsi ?
Au grand damne d’Ysé, les affreux, moins intimidés qu’embêtés, et voyant que la situation s’envenimait, renoncèrent au combat, calculant qu’il était plus facile d’emballer diamants, Nord et quasi-montagne, puis de déménager leur avidité dans le Royaume voisin. Là-bas, l’ennui faisait des petits et les gens avaient envie d’un peu de changement ; là-bas, les affreux trouveraient l’occasion de remplir, à nouveau, leur grenier déjà plein…
Quant à la sorcière Ysé, elle fut destituée la nuit même, puis bannie du Royaume d’Urbi et Orbi par Marjane et les princesses éveillées, qui résolurent de ne plus fermer l’œil de leur vie.
Depuis cette nuit mémorable, les petites filles peuvent apprendre à lire et à compter sans se ruiner. À tout jamais, la prunelle de leurs yeux, elles la conservent en leur for intérieur, afin de la soustraire à la vue des sorcières. Aux douze coups de minuit, les soirs d’insomnie, Marjane, quant à elle, continue d’éplucher la presse en grignotant des quartiers de lune. Les vilaines sorcières, elle les garde à l’œil, elle en fait son affaire. Ainsi, aujourd’hui, au Royaume d’Urbi et Orbi, plus personne ne s’ennuie pour rien sans qu’aussitôt il soit secoué comme un cocotier par l’ouragan Marjane et ses amies malicieuses. 



Les pygargues

Le requin